Intentions

Contexte

Une dégradation des conditions d’emploi

En France, en 2019, selon une étude de la DARES, 37 % des salariés jugent ne pas être capables de faire le même travail jusqu’à la retraite, soit un peu moins de neuf millions de personnes. Ils ne considèrent pas leur travail comme soutenable.
Face aux désordres du travail et à la désinsertion professionnelle, la lumière actuelle est portée sur la désirabilité du travail. Il est urgent d’agir sur les organisations du travail afin de proposer des activités de travail soutenables et désirables.
En quête de sens et d’autonomie, les salarié·es français restent très attaché·es à l’emploi dans sa dimension expressive. La réalisation de soi passe de manière prépondérante par l’activité de travail dans la culture française.
Globalement au niveau européen, la latitude décisionnelle augmente légèrement entre 2010 et 2015. En France à l’inverse, l’enquête Conditions de Travail (Dares) montre que les marges de manœuvre tendent à se réduire pour toutes les catégories socioprofessionnelles entre 2005 et 2013, sauf pour les ouvriers. Pour les cadres et les professions intermédiaires, les marges de manœuvre se sont même réduites par rapport à la situation de 1991.
L’accordage entre les désirs d’implication des individus dans l’emploi et les conditions d’exercice proposées semblent plus que jamais en tension voire en contradiction.

Crise sanitaire et volonté d’autonomie

Face à la perte de sens et l’insoutenabilité rencontrée dans l’emploi, les français voient dans l’entrepreneuriat l’opportunité de répondre à des besoins de plus en plus difficilement convocables dans le salariat.
Les salariés qui changent de situation professionnelle sortent plus souvent des situations d’insoutenabilité du travail que les autres. Ainsi par exemple, quitter le salariat en devenant indépendant (plutôt que de rester salarié) diminue par plus de deux la probabilité de rester dans un travail insoutenable à trois ans d’intervalle. Le statut d’indépendant, avec l’autonomie qu’il confère, est associé à une meilleure santé et une articulation vie familiale – vie professionnelle plus favorable, en dépit d’une durée du travail plus longue.
Cette tendance semble être renforcée par la crise sanitaire.
Ainsi une étude des porteur·es de projet lors de la crise sanitaire révèle que l’entrepreneuriat est considéré comme l’espace d’opportunité pour répondre à ses besoins et envies. 23 % de l’échantillon envisage une bifurcation professionnelle à la suite de la crise sanitaire.

Résultats de la recherche sur la sécurisation des parcours

L’analyse des données a identifié le sujet de l’autonomie comme clé de voûte de l’engagement des individus dans un parcours entrepreneurial coopératif.
L’autonomie est l’un des premiers critères recherchés lors de la transition vers l’entrepreneuriat coopératif (citée par 63% des personnes entrant en coopérative).
Elle agit comme un moteur de mise en mouvement des individus dans la bifurcation professionnelle à venir. Au-delà du besoin d’autonomie comme catalyseur d’une décision structurante dans le parcours professionnel, cette impulsion aura des influences dans le vécu de la situation de travail de l’individu entrepreneur-salarié.
Dans la situation de travail entrepreneurial, l’autonomie est à définir et à appréhender dans des modalités multidimensionnelles :

  • En miroir de la latitude décisionnelle du champ de référence de l’emploi salarié, l’autonomie décisionnelle est le premier critère de satisfaction dans la situation de travail de l’entrepreneur·e-salarié·e (70 % de notre échantillon).
  • Eu égard à la raréfaction de l’autonomie dans l’emploi salarié, au désir d’une autonomie décisionnelle plus forte, vient s’adjoindre une autonomie d’organisation des temps dans les mobiles à s’engager dans l’action entrepreneuriale (59 % de notre échantillon, 2ème source de satisfaction).
  • Pour finir, une autonomie relationnelle est prégnante dans les choix constitutifs de l’identité professionnelle en construction, à la fois sur la dimension politique de la coopérative et sur les choix des partenaires de coopérations économiques.

Une analyse fine des modalités opératoires de l’organisation du travail entrepreneurial révèle des paradoxes à l’endroit de l’autonomie. Ainsi, l’autonomie d’organisation des temps subit des écarts significatifs entre la liberté convoquée sur les temps à l’œuvre et le réel. Les temps de congés et de déconnexion totale semblent moins mobilisables que dans la situation projetée.

Je pouvais m’organiser comme je voulais, c’était excitant. Du moment que le travail est fait. (…) je pouvais ne pas travailler les mercredis, faire comme je voulais. J’étais contente d’avoir cette autonomie. Même si en réalité je travaillais toujours le mercredi.”

 Extrait d’entretien réalisé pour la recherche action émancipation des travailleur·es autonomes

Cette situation invite à la réflexion sur les dynamiques d’engagement ou de surengagement présentes dans les coopératives d’activité et d’emploi.

Ainsi, lorsque l’on explore le champ des risques potentiels à l’avenir, les entrepreneur·es-salarié·es identifient principalement la surcharge de travail (41 % de l’échantillon) ou plus signifiant encore le risque d’auto-exploitation pour un individu sur 4. Ce risque atteint un pic de 40 % pour la tranche d’âge des 31/40 ans.

De manière générale, la littérature place l’autonomie comme un marqueur de construction de la santé au travail et un facteur de réalisation au travail. Sans conteste pourvoyeuse de santé, l’autonomie a potentiellement des effets délétères.

Ces conséquences semblent multidimensionnelles dans notre terrain d’étude :

  • sur l’exposition aux risques professionnels (en terme de fréquence et d’intensité)
  • sur le risque “d’auto-exploitation” et la reproduction de ruptures de type épuisement professionnel.
  • sur la posture entrepreneuriale inhibant l’activation de la posture salariée et la notion de recours.
  • sur les stratégies individuelles qui inhibent les intentions de coopération et de solidarité.

Nos recherches intègrent la question de l’égalité professionnelle en mouvement dans le milieu coopératif.
Une attention toute particulière est à porter sur les écarts genrés. En effet, si la rémunération moyenne en CAE est de 1 449 euros, des écarts forts subsistent entre les hommes (1653 euros) et les femmes (1339 euros) avec variables contrôlées (temps de travail notamment).
Par ailleurs, les coopérations économiques ont des effets distincts sur les conditions de travail. Autant, les écarts de genre en matière de rémunération semblent diminuer, autant, les conditions de travail semblent se dégrader et ce, de manière plus forte chez les femmes.

Problématique et objectifs de la démarche

L’enjeu de ce projet porte sur les équilibres à trouver entre autonomie et cadres structurants. Ces nouveaux référentiels serviront de base commune pour les coopératives et les entrepreneur·es salarié·es afin d’agir sur la prévention des risques professionnels.
Si, sur un plan théorique, l’équilibre autonomie-hétéronomie peut favoriser une construction de la santé au travail de manière pérenne, la confrontation aux imaginaires et aux désirs des individus ne peut se faire sans heurts.
La population des entrepreneur·es-salarié·es fait le choix de l’entrepreneuriat comme objection au travail salarié en nommant l’importance de l’autonomie. Le défi qui se présente aux coopératives est donc d’éviter l’écueil d’un clivage qui puiserait ses formes dans les cadres classiques salariat/patronat.
Dans ce contexte, comment inventer un nouveau contrat social entre l’entrepreneur·e-salarié·e et la Coopérative d’Activité et d’Emploi ? Comment penser la fonction employeur en matière de prévention et réfléchir les légitimités de rôles dans un cadre social où entrepreneuriat et salariat sont fusionnés?
L’intention est d’imaginer une troisième voie, au carrefour de l’autonomie et de l’hétéronomie, toutes deux essentielles à la construction de la santé.

Les objectifs de cette démarche sont :

  • d’agir sur les conditions d’exercices et les postures professionnelles des entrepreneur·es-salarié·es (par exemple, sur le rapport au temps (1/3 de notre échantillon travaille plus de 40h/semaine), sur les usages du temps (2/3 travaillent à domicile où la porosité professionnelle et personnelle est renforcée))
  • d’agir sur les pratiques d’accompagnement coopératif. En l’état, l’accompagnement coopératif est centré majoritairement sur l’accompagnement économique de l’activité. Des pratiques font jour pour renforcer l’accompagnement de la santé au travail, voire jusqu’à un accompagnement holistique de la situation de vie. Penser des modalités d’accompagnements qui regardent les paradoxes de l’autonomie va de pair avec un renouvellement de certaines pratiques et penser des cadres nouveaux comme l’accompagnement collectif des situations de travail individuelles.
  • d’agir sur le contrat moral et l’accordage coopératif. Les individus, venant pour l’autonomie, toute mesure en regard ou en surplomb de leur pilotage d’activité peut être vu ou interprété comme contrôlant. L’objectif est donc de faire cheminer les imaginaires sociaux à l’œuvre afin de transiter vers une co-construction du parcours et une appréhension globale de l’activité économique intégrée à la santé des coopérateurs.

Cette évolution vient questionner le rôle employeur et le lien de subordination qui reste parfois dans les zones grises du contrat social entre l’entrepreneur·e-salarié·e et la coopérative.

 L’ambition est d’ouvrir la réflexion et les constats de ce champ d’études à d’autres types d’organisations, dans lesquels l’autonomie est présentée comme un facteur de réalisation pour les individus et gage d’un management par la confiance. Dans cette volonté d’ouvrir le champ de réflexion, ce qui est nommé ici comme autoexploitation peut résonner comme logique de surengagement ou d’insoutenabilité dans les conditions d’exercice propre au salariat.

Share This